Tu n’avais jamais rêvé du voyage en Amérique.
Non pas que tu n’appréciais pas de voyager – Tu nous en avais fait vivre tant et tant !
Mais, les USA ! Le pays des cow-boys et des grands espaces… Je me souviens, quand nous étions enfants et que nous jouions aux cow-boys et aux indiens, tu nous avais fait préférer ces derniers. Les peuples battus, les humiliés, comme toujours et partout, inspiraient ta sympathie. Peut-être y voyais-tu des choses bien connues. Déjà-vues ?
Le rêve américain ? Cela lui paraissait être « le » modèle pour nombre d’européens. Et les US ? Le sommet de leurs désirs de voyage. Il n’aimait pas cette forme d’unanimisme. L’idée de visiter ce “pays continent“ n’avait donc jamais fait partie de ses priorités. Pourtant, il avait tant aimé quelques beaux morceaux de son cinéma, de sa musique, de sa littérature… Les alternatifs, les indépendants, les rebelles au système dominant, loin des blockbusters et des productions des majors d’Hollywood. Dans ces dernières, il ne voyait autre que propagande et manipulation, une manière de réinventer le passé pour les masses… De surcroît, il n’aimait pas le côté hégémonique de cette culture, son impérialisme, sa volonté d’uniformisation. Et il regrettait sa vision du monde, sa cupidité sauvage et brutale… et sa politique étrangère !
En résumé, tu n’avais pas de passion particulière pour ce pays. Tu disais que tu ne parvenais pas à oublier qu’elle s’était construite sur le vol, le génocide et l’esclavage. Comme dans bien des colonies européennes, et en plus : “ce pays est une colonie qui n’a jamais été rendue à ces peuples autochtones, même pas pour faire semblant ! » La dernière fois que tu as abordé ce sujet, c’était à la fin des années 1990. Nous étions au début de juillet et, sur ton lit d’hôpital, tu avais voulu me parler de “The Independance Day“. Le sens de cette commémoration te rendait perplexe et triste. Tu n’aimais toujours pas. Quelques jours plus tard, tu es rentré dans ton pays… et tu es parti pour toujours.
Cette méfiance, cette défiance… Je l’ai sans doute hérité de toi. Mais je me pense moins intransigeant que toi. Peut être parce que là où je vis ma déception est réelle et je dois faire avec. Nombreux sont les Européens, à nouveau ethnocentriques, qui continuent de penser que les Américains eux, n’ont pas d’histoire. Sans doute ignorent-ils ( !?) que des civilisations s’y épanouissaient, bien avant leur arrivée, jusqu’à leur rencontre… et l’anéantissement.
Moi, j’ai fini par accepter de m’y rendre. Attentif à ne pas me laisser trop influencer par le souvenir de toi. J’ai mis mes préjugés de côté. J’étais enfin prêt à recevoir la beauté et la laideur de ses villes, de ses paysages, de sa violence ontologique, comme elle semble ne jamais parvenir à se défaire… et de sa mythologie. Une voiture à Seattle. Prendre la route. Depuis le Nord Ouest, direction les terres de l’intérieur. Un détour par les décors des westerns de John Ford. Puis cap au sud, en enfin la Californie.
Je n’ai fait que passer – cinq semaines c’est court ! Le temps d’une première approche.
Au fil des miles, j’ai aimé me laisser traverser par ces paysages, vertigineux, brutaux, inquiétants parfois. J’ai séjourné dans des villes célèbres et des moins fréquentées. J’ai emprunté les passages “obligés“ pour les confronter à mon imaginaire, et j’ai cherché des lieux ou peu de touristes ne s’aventurent. Et j’ai photographié, jusqu’à plus soif. Mais ce n’était jamais assez d’images. J’ai cherché mes photographies avec en tête, le souvenir des travaux d’Ansel Adams, de Walker Evans ou encore de Ralph Gibson… et, le plus souvent, en essayant de les oublier… tout comme la perception de mon père.
Rouler, regarder vraiment, photographier… c’était comme chercher à lui montrer que, peut-être, surement, beaucoup aurait pu lui plaire… Aujourd’hui je peux dire que je serais heureux d’y retourner. Explorer un peu plus avant cette Amérique que j’ai commencé à recevoir, avec légèreté et sincérité, avec la distance qui me convient.